#6/6 – Inde et mythe de la paix religieuse

Mariage Calcutta

L’un des textes sacrés de l’hindouisme raconte que Vishnu demanda au Dieu Shiva d’épargner la ville sacrée de Varanasi dans le cycle des destructions de l’univers. Shiva entra dans la cité avec sa femme Parvati la cité pour exaucer le souhait de Vishnu. Depuis, mourir à Varanasi puis y suivre les rites funéraires permet à l’âme et au corps de s’échapper du cycle des incarnations – le « moksha ». Reportage dans la cité qui accueille le plus de pèlerins par année en Inde.

Varanasi et la fin du cycle des réincarnations

L’après-midi est chaude. Attente, perché en haut du contrefort face au Gange. En bas, un bateau traverse le fleuve calme. Les six hommes assis dans l’embarcation sont habillés tout en blanc. Au bout, un rameur se courbe pour les amener sur l’autre rive. 

En avril, la rive qui fait front à la cité de Varanasi est un immense espace désert, attendant les pluies de la mousson. Un cavalier ne se presse pas au loin et traverse le banc de sable. Sous le contrefort, j’entends les coups de marteaux des bateliers. Les fanions orange des barques à quais volent avec le vent. Dans le ciel, quelques nuages blancs. 

Je bataille avec le vent pour allumer un bidî – une cigarette indienne très populaire qui est faite de tabac roulé dans une feuille séchée. À côté de moi, un singe entame un chapati négligemment laissé par mon voisin de table – le chapati constitue le pain du quotidien en Inde et a une forme de galette plate et ronde. En contrebas, des enfants jouent au cricket à la sortie de l’école sur l’un des ghats – de grands escaliers qui permettent de descendre de la ville vers le Gange. La balle finit par tomber dans l’eau du fleuve où des pèlerins se baignent ou bien lavent leur linge. 

La couleur orange, symbole du renoncement et de la créativité, est partout à Varanasi, des drapeaux à la pierre jusqu’aux visages des Sâdhus. Les Sâdhus sont des ascètes ayant renoncé à leur vie matérielle. La plupart des Sâdhus ont eu une vie de famille, un travail et des enfants avant de couper tout lien avec cette vie pour se consacrer au moksha, la libération de l’esprit.

Fondée il y a probablement 2 700 ans, Varanasi fait partie des sept grandes villes sacrées de l’hindouisme. Cette ville est tournée vers le culte du Dieu Shiva, qui, comme tout Dieu indien, porte plusieurs dizaines de noms et est représenté d’autant de façons. Si Shiva a toujours les yeux mi-clos, c’est parce qu’il les ferme pour détruire l’univers et les rouvre pour le faire renaître. Alors un nouvel univers est créé, un nouveau cycle s’enclenche. Destructeur-créateur, Shiva est souvent représenté par le lingam, un phallus symbole de la création. 

Parmi les lieux sacrés de la ville se trouve le Manikarnika Ghat, une butte se jetant dans le Gange où brûlent les bûchers funéraires.

La crémation des morts à Varanasi

La nuit tombée, je rejoins le Manikarnika Ghat. C’est sur les pentes de ce ghat que sont lavés les corps dans le Gange avant d’être menés au bûcher de la crémation. 

La terre est noire et la pente jusqu’au Gange est habillée d’une couche épaisse de cendre. Le brasier laisse sa fumée souffler jusqu’aux quelques étoiles encore visibles qui finissent par se confondre avec les étincelles des bûchers en feu. Une odeur de fumée un peu caramélisée se diffuse partout – l’odeur du bois des bûchers de Varanasi mêlée à celle des corps. 

Dans l’allée centrale, les corps sont portés sur des bambous par quatre hommes. Chaque corps est couvert d’un drap doré, un drap rouge et des fleurs orange et jaunes. Autour de moi, les hommes proches du défunt accompagnent des porteurs épuisés sous les regards des femmes et des enfants se tenant en haut de la butte. Des porteurs à bout de force, ayant visiblement acheminé le corps à travers toute la ville, vocifèrent derrière moi contre les badauds bloquant le passage vers le Gange. 

Le corps est lavé dans le Gange puis placé sur un bûcher installé par les doms – la communauté d’intouchables en charge d’installer chaque bûcher de Varanasi. Il revient alors au fils aîné, à qui on a rasé le crâne en haut du ghat et qu’on a vêtu de blanc, d’allumer le feu qui brûlera le corps. Là, deux doms travaillent sur un nouvel amas de bois, placides, et parlent calmement en partageant un bidî. Ici, d’autres doms rient à quelques mètres d’un corps rongé par les flammes.

Soudain, j’entends au loin un homme qui pleure. Les hommes de sa famille accourent alors et le dégagent à la hâte des bûchers. La larme fatidique qui coule empêche l’âme du défunt de s’envoler. Les visages des fils allumant les bûchers sont fermés. Certains se révoltent la voix enrouée pendant que leurs proches tentent de les calmer. Mais jamais la larme ne doit tomber.

Devant moi, un corps brûle. Je regarde la cage thoracique éclater, les organes fondre puis disparaître, les bras étendus carbonisés. Les fils du mort récupèrent avec deux bâtons les derniers os qui ne se sont pas réduits en cendre pour les jeter dans le Gange. Puis on récupère l’eau du Gange qu’on jette dans la tombe du défunt. Alors le défunt a terminé le cycle des réincarnations et atteint le moksha, l’extinction de l’âme.

La cérémonie pour Shiva

Au bord de l’asphyxie à cause d’un mauvais vent, je remonte jusqu’en haut de la butte. Au sommet, on trouve le foyer du feu qui permet d’allumer les bûchers. En face de ce feu, le temple de Shiva qui a dû être blanc à une lointaine époque et dont les murs sont désormais habillés d’un voile de cendre. Plus bas, j’observe une vache noire au milieu des brasiers, déglutissant un collier de fleurs mâché trop à la hâte. Brusquement, le temple se réveille.

Je rejoins un attroupement de badauds observant la cérémonie derrière des barreaux. Entre les murs rouges du temple, des cloches tombent du plafond et, sous elles, se tiennent des hommes aux bras maigres et tendus, appartenant à la caste des Brahmans – reconnaissables au cordon qu’ils portent en travers de leur corps nus. D’autres font sonner le Damaru, un instrument à percussion. Tous ceux qui ne sont pas Brahmans ne peuvent entrer, ce qui vaut à mes voisins et moi des coups de bâton violents d’un Brahman nous fustigeant alors que nous tentions de nous approcher de la porte. Mes voisins déguerpissent, terrorisés. 

La cérémonie est lancée par un gourou, le torse nu, la barbe blanche, le cheveu hirsute, qui, sans se hâter, passe des encens par-dessus les icônes de l’autel. Les hommes se tenant derrière le gourou font sonner les cloches et nos oreilles ne tardent pas à vibrer. Tous leurs muscles se tendent. Ils déploient toutes leurs forces à faire sonner leurs cloches, chaque muscle convulsant jusqu’à épuisement total du corps. Lorsque l’un d’eux finit par tomber épuisé, un autre prend le relais, faisant redoubler le bourdonnement strident de l’appel. Les corps sont tétanisés, les pupilles blanches. Mes voisins badauds ont les yeux grands ouverts rivés sur la cérémonie. 

Puis la cérémonie se termine sur un chant que les percussionnistes transpirant entonnent, un peu faux, rendus sourds par le sifflement des cloches. 

En prenant un bus quelques jours plus tard, je fais la rencontre de Lukesh, un jeune banquier qui rentre de sa journée de travail et m’offre l’hospitalité. 

Gourous chantant aux aurores – relaté dans mon précédent article

Hindouisme : le mythe occidental d’une religion de paix

La famille de Lukesh est hindou, comme 80% de la population indienne. Comme la plupart des maisons indiennes, toute la famille de Lukesh vit sous le même toit, des plus anciens aux plus jeunes. Dans cette maison blanche aux formes cubiques, on trouve le portrait des défunts grands-parents entourés d’un collier de fleurs orange, couleur dominante de l’hindouisme. Et comme chaque maison indienne, on introduit l’étranger de passage au doyen de la maison, le père de Lukesh, avec qui un chai se doit d’être partagé – le chai, boisson nationale, est un thé infusé avec des épices et un peu de lait. 

Des riches maisons aux plus modestes, chaque salon accueille un autel dédié à un Dieu hindouiste dans un coin de la pièce. Celui-ci est gardé par la doyenne du foyer, que j’observe allumer les encens chaque matin aux aurores. Elle fait tourner les petits bâtonnets autour des icônes du Dieu Krishna puis fait sonner les cloches. “C’est pour le réveiller”, explique-t-elle très sérieusement. Chaque matin, les cloches retentissent dans chaque maison et se déverse dans la rue. Chaque son de cloche est une nouvelle maison qui se réveille. 

Chaque maison a son Dieu. Chez Lukesh, l’autel de la maison vénère Krishna. A chaque repas, j’observe la mère de Lukesh poser une assiette contenant le repas devant la statue de Krishna dominant l’autel afin de le nourrir. À la fin du repas, l’assiette est posée dehors et nourrira les vaches. Lukesh m’explique que dans l’hindouisme, les Dieux sont physiquement là, ils existent. “C’est pour cela que dans les temples la musique et les cloches sonnent si fort en Inde. Les pratiquants veulent être entendus des Dieux dans leur prière.” 

hindouisme à jabalpur en inde
Icônes phalliques au bord du Gange, représentant Shiva. Les hindouistes considèrent ces formes religieuses comme une manifestation physique de la présence du Dieu.

Lukesh reste critique de sa religion. Par respect pour ses parents, il préfère en parler à l’extérieur de la maison. Alors que nous nous asseyons devant la maison, devant une partie de cricket disputée par des écoliers, Lukesh brise le concept de karma, qui constitue une clé dans l’hindouisme. Le karma, c’est l’histoire de chaque individu inscrite à sa naissance. Cette histoire est écrite dans la vie passée de tout hindou, avant sa nouvelle incarnation. “Pour beaucoup d’indiens, rien ne sert de vouloir changer les choses. Puisque ton histoire est déjà écrite, tu n’as qu’à te contenter de vivre, passivement. En ajoutant à cela la corruption, le passé colonialiste de l’Angleterre qui a accentué le conservatisme religieux, on obtient aujourd’hui une société indienne totalement immobile”.

“L’hindouisme, c’est la religion des peuples de la péninsule indienne. A l’inverse des religions monothéistes, personne ne peut se convertir à l’hindouisme. Tu nais hindou parce que tes parents sont indiens et croient dans la mythologie hindouiste. Tu es hindou par naissance.” Lukesh voit une arme très dangereuse pour certains politiques. “C’est pour cela que les tensions sont vives entre musulmans et hindous. Les musulmans ont occupé et converti une partie des indiens il y a plus de 1 000 ans. Pour beaucoup d’indiens hindous, il s’agit d’une invasion de la terre des hindous.” 

Appel à la prière de la mosquée, enregistré depuis l’appartement de Bilal et Ruhi à Mumbai. L’Inde, une mosaïque de religions

Quand on passe quelques jours dans une famille hindou, il est courant d’entendre parler de prendre les armes pour réaliser de grandes purges contre les musulmans. L’accès à beaucoup de mosquées et de temples m’est purement et simplement interdit et parmi les indiens, certaines castes n’ont pas accès aux mêmes temples que d’autres. “Maintenir la pureté est le sujet central pour la société indienne. Et c’est pour cela que le projet de Modi [Premier Ministre actuel en Inde] de rendre l’Inde aux hindous et d’exclure les musulmans est si populaire », regrette Lukesh avant d’ajouter, « C’est un projet de purification, et cela parle aux gens.”

Je quitte Lukesh et sa famille le lendemain avant de signer la fin de ce voyage en Inde, une belle terre d’aventure. Monter sur le toit d’un rickshaw en rase campagne, courir après le train pour sauter dans la cohue ou encore trouver refuge la nuit venue dans un temple sikh feront la joie des voyageurs. Au-delà de l’excitation du voyage, je trouve bien loin de l’image de paix qui est souvent offerte aux touristes, un pays aux fortes tensions religieuses, à bout de souffle économiquement et une jeunesse souvent épuisée par la pression familiale. Tout ça, à découvrir dans mes précédents articles !

Portraits sonores de l’Inde

La multitude de rickshaws grouillant dans les rues de Mumbai, la capitale économique de l’Inde
Dimanche dans une maison à Calcutta : le Corrom, jeu de table très pratiqué en Inde
Dans une rue de Purî, Orissa, Inde

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