À six heures précises, Neha fait sonner les cloches de l’autel qui domine le salon. Son mari et ses deux fils sortent se laver au baquet – un petit seau qu’on remplit d’eau. On échange quelques mots, on fait quelques pas dehors pour profiter de l’air frais tout en se brossant les dents à l’aide d’un siwak – une racine d’arbuste nettoyant naturellement les dents. Neha prépare les chapatis – des petits pains ronds – que le reste de la maison aime manger encore chauds. Puis le père sort rejoindre son travail d’instituteur, accompagné du plus grand de ses fils, qui prend le train pour rejoindre son université. La mère reste seule dans la maison avec Ashru, le plus jeune de ses trois enfants.
Neha
Dans sa kurta verte, le visage tanné par le soleil, Neha se tient sur le pas de sa porte et regarde la moto de son mari filer à travers les rizières. Au loin, des rickshaws bondés croisent des bus débordant de villageois, qui s’entassent jusque sur les toits pour se rendre aux champs. Des bribes de conversations jaillissent des rizières où s’affairent des paysannes accroupies au milieu des pousses grasses.
La maison de Neha est un cube blanc posé au milieu des cultures de riz. C’est le mois de mai et les pluies de la mousson sont arrivées avec un peu de retard. Les longues pousses vertes s’étendent à perte de vue, noyées sous un mètre d’eau, et les tongs collent à la glaise orange qui entoure la maison.
Neha échange quelques mots avec une paysanne, qui se plaint des bergers qui font mal leur travail : chaque matin, la villageoise doit courir à travers la rizière pour ramener les vaches échappées qui se rendent dans les récoltes. Neha vient des villages elle aussi, d’une famille de paysans. Elle en a gardé sa voix affirmée et le regard qu’on tient toujours dans les yeux de celui à qui on parle. Elle regarde en silence l’horizon, accroupie, dos au mur de la maison, avant de rentrer.
La maison est silencieuse. Ashru, le cadet de ses trois enfants, lit un livre que lui a offert son père sur l’histoire de la conquête spatiale. Neha lave les chemises dans un baquet pendant qu’Ashru, le livre trop grand sur ses jambes, dévore chaque image. Il commente à sa mère chaque photo, fasciné par les fusées, la station Mir, la conquête de la lune. Les images sont si belles qu’il ne s’attarde pas sur les textes. Neil Armstrong est le plus grand astronaute de Mati – littéralement la “mère-patrie”, désignant l’Inde -, qu’importe.
Puis, une fois que le linge a été étendu sur le toit, que le repas a été préparé, que le dernier coup de balai a été passé, alors s’installe le vide. Il n’y a plus rien à faire pour occuper les heures de l’après-midi. Alors Neha et Ashru posent des tapis en bambou sur le sol. Allongé là, on attend que le soir rapporte les hommes et, avec eux, le temps du repas. D’ici là, rien. Rien d’autre que l’horloge au mur passant les secondes.
Tous les jours de la vie de Neha sont rythmés par ces mêmes tâches. Laver, cuisiner. Et par un même espace. La maison entourée des rizières. La télévision, elle, semble accentuer encore l’ennui avec un film bollywood cent fois regardé.
La télévision
L’écran diffuse le visage d’un vieil homme. Il porte un grand chapeau étrange, multicolore et ovale. À côté de son visage, des planètes et des étoiles défilent. C’est l’astronome. Il prédit l’avenir en fonction de la position des étoiles et de l’enseignement des Vedas – les textes saints de l’hindouisme. Neha écoute très attentivement ce que dit le speaker.
Puis un film de Bollywood apparaît. Le film est sous-titré en Odia – la langue locale. Neha, comme beaucoup d’habitants de l’État d’Orissa, ne comprend pas très bien le hindi, la langue dominante de l’industrie cinématographique indienne. La mère et son fils s’endorment devant l’acteur Shahrukh Khan, tiraillé dans une intrigue amoureuse cent fois revue. Celle d’un mariage impossible avec l’être aimé.
Neha continue de somnoler. Ashru, en revanche, est tout sourire alors que le programme présente désormais Prabhas à l’écran, un malabare moustachu né pour rétablir la justice à gros coups de point. Prabhas est l’un des plus célèbres héros des Tollywoods, les studios concurrents de Bollywood situés au sud du pays, qui préfèrent les belles bagarres aux intrigues amoureuses. Ces films sont surtout connus pour les exploits guerriers absurdes qui s’y déroulent. Neha finit par se réveiller alors qu’à l’écran, le héros Prabhas entre dans un hangar pour découper cinquante méchants armés de mitrailleuses à l’aide de son seul couteau.
Singham, un remake bollywoodien reprenant les codes des studios de Tollywood (films de l’Inde du sud).
Le retour des hommes
Le soir, les hommes reviennent. Le petit frère court alors chercher sa batte de cricket afin de jouer avec son grand frère. Le père retire sa chemise et l’échange contre un lungi – une sorte de “pagne” que les hommes d’Orissa portent autour de la taille.
Puis les hommes s’assoient sur les tapis en bambou. Neha, parfaitement coordonnée, sort de la cuisine le Pakhala, mangé à midi, qui est un plat de la région d’Orissa, très amer, composé de riz fermenté dans de l’eau et du buttermilk, le tout accompagné de cumin. Pendant le repas, Neha mange en retrait des hommes.
Alors qu’elle débarrasse les plats en aluminium, le reste de la maison regarde le journal télévisé. Puis toute la famille se rend sur le toit. Comme chaque soir, ils appellent leur fille qui étudie la médecine à Bhubaneswar, la principale ville de l’État. Neha regarde les étoiles avec son mari et son fils avant de rentrer et s’endormir.
À quatre heures trente, on peut entendre Neha préparer les chapatis avant que les hommes ne se lèvent à cinq heures. À peine mariée, Neha fût envoyé suivre une formation afin de devenir adarsh bahu (la femme au foyer idéale). Durant cette formation, elle apprit à faire les tâches ménagères, à gérer les conflits familiaux et à cuisiner, faisant d’elle une cuisinière hors paire – c’est en tout cas ce qu’affirme fièrement son mari.
Sur une étagère se trouvent plusieurs livres d’anglais. Ashru choisit d’ouvrir l’un d’eux, afin de montrer à l’étranger présent – moi – tout ce qu’il sait. L’un des textes attire mon attention. Il s’intitule Ma mère, la femme idéale (trad.) :
“Ma mère est une ‘working lady’. Elle travaille comme professeur dans un lycée public. Elle se lève avant le chant du coq. Elle balaie, nettoie, prépare et sert le repas, prend soin de notre grand-mère malade et se rend à l’école à 9h du matin. Le soir, un programme plus chargé l’attend encore. (…) De l’aube à minuit, elle ne profite d’aucun moment de répit. Elle se donne autant parce qu’elle aime travailler pour sa famille. (…) Lorsque le moindre d’entre nous est malade, elle s’assoit à côté du lit du malade et s’occupe de lui, jour et nuit.”
L’auteur s’attarde alors sur la place des femmes dans d’autres pays. “Dans les pays occidentaux, les femmes écrivent des livres, conduisent des voitures et des avions, dirigent des banques et de grandes entreprises et font des recherches pour d’importants laboratoires. Il apparaît aussi qu’en Europe et en Amérique, les femmes éduquées refusent de s’occuper de leurs enfants. Elles n’aiment pas leurs enfants”.

Farha
Farha poursuit un PhD en physique à l’Indian Institute of Technology de Mumbai. Elle fume des cigarettes, porte un jean et aime voyager, trois choses très peu communes pour une femme en Inde. Être la plus jeune de ses sœurs lui permet de ne subir aucune pression de sa famille sur son avenir – fonder un foyer, abandonner sa carrière, se marier.
Dans la chambre étudiante de Farha se trouve un aquarium, qui accueille des mygales qu’elle trouve en se promenant. Un soir, alors que nous partons chasser des mygales, Farha parle des femmes : “Si tu veux comprendre les femmes en Inde, regarde les Bollywoods. L’héroïne du film de Bollywood, jusque dans les années 2000, a deux casquettes : la ‘ideal wife’ – femme idéale – et la ‘ideal mother’ – la mère idéale. Elle est féminine, belle et douce ; elle a toujours la peau blanche et excelle pour prendre soin de sa famille ou conseiller son mari.”
Dans les films de Bollywood, la femme tient rarement le rôle d’héroïne. Ce n’est jamais une femme qui prend la grande décision changeant le cours de l’histoire. “Ces films ont montré pendant des décennies aux femmes indiennes comment elles devaient être : là, mais effacées… La famille nous rappelle sans cesse notre place. Puis quand les hommes quittent la maison, ce sont les films à la télévision qui se chargent encore de dicter aux femmes leur rôle.”
Avant, Farha avait un petit ami. “Moi, j’adore dessiner et écrire des poèmes. Ce que j’aime le plus, c’est aller dans un bar, prendre un grand verre de bière et écrire des poèmes en fumant des cigarettes. Mais lui, ça le rendait furieux”. Farha se souvient de toutes ces phrases qu’intimait son copain : qu’une femme ne peut pas sortir seule, fumer des cigarettes et écrire. C’est étrange de vouloir faire ça. Et de lui dire combien ce serait formidable pour elle d’abandonner enfin ses études épuisantes quand lui aura un travail.
Mais un jour, Farha a décidé de dire Non : “Il m’a parlé de mariage. Et ce jour-là, j’ai compris que tout allait changer, que j’allais devoir quitter mon PhD pour de bon et arrêter de fumer des cigarettes en écrivant des poèmes. J’avais très peur de cette décision. Alors je lui ai dit non. Il n’a pas accepté. Alors je l’ai quitté.”
Après avoir dit non, Farha décida pour la première fois de sa vie de voyager seule. “Ce n’est pas que le voyage. J’ai découvert que je pouvais choisir moi-même. Ma mère, mes sœurs, n’ont jamais connu ça. Et bien entendu, elles me le reprochent. Mais j’espère qu’en voyageant seule je peux leur montrer qu’une femme peut aussi faire des choix.”
En Inde, le chemin semble encore très long pour que d’autres femmes choisissent la direction de leur propre vie. Quand nous marchons dans les rues, les regards sur Farha en jean et fumant des cigarettes sont pesants, des femmes surtout. “Je n’ai pas beaucoup d’amies à l’université. Quand tu es une femme à l’esprit libre, ce sont surtout les femmes qui te reprochent ta conduite. La société indienne n’est pas prête pour les gens comme moi.”
En rentrant de la chasse aux mygales avec notre trophée enfermé dans un verre, Farha sort son ordinateur. Nous regardons alors Queen de Vikas Bahl – la veille de son mariage, le futur époux de Rani prend peur et abandonne le mariage. Rani prend les billets du voyage de noce et décide de partir voyager seule. La jeune femme effacée se métamorphose et apprend à s’affirmer. “Les films de Bollywood traitent de plus en plus de l’émancipation de la femme. C’est très inspirant pour les jeunes femmes fortes de notre génération !”
Je quitte Farha, direction le Gujarat où je souhaite gagner le village de Lakhpat, à la frontière pakistanaise, afin de connaître un autre visage de l’Inde : celui de la vie des villages indiens et de la minorité musulmane du pays.
Portraits photographiques : motos indiennes




