Ce quartier parisien populaire est pris en tenaille entre le boulevard de la Villette au nord et l’avenue Claude Vellefaux au sud. De nombreux ateliers d’artiste sont installés et font face à un avenir incertain.
Jean-Paul, vieil habitant du quartier, esquisse un petit rire en regardant les deux friperies tendances qui viennent d’ouvrir en face de chez lui. « À la place de celle-ci, avant, il y avait un peintre ». Avec ses devantures aux couleurs vives, sa petite place enveloppée par les branches de vieux arbres et ses nombreux ateliers d’artistes, le quartier Sainte-Marthe a tous les traits d’un village parisien calme, calé au milieu du tumulte des grandes artères de Belleville.
Entre les graffitis, photographies et pochards qui habillent les murs se glissent des affichages – “Archipel d’art et d’artisanat”, “L’art de résister”, “Pas de place pour les rapaces”. Ces mots en rouge, sur feuilles blanches collées aux murs, rappellent que l’ancien quartier ouvrier est actuellement le théâtre d’une guerre sourde entre le marché immobilier et les habitants, inquiets d’une envolée des loyers.
« Quand je suis arrivée, il y a onze ans, mon atelier était en très mauvais état. Le sol était en terre. Ça m’a permis de le louer pour moins cher. » Adriana retire les grandes planches de bois peintes en bleu qui ferment son atelier de sculpture. « Le schéma, c’est toujours le même. D’abord c’est insalubre, donc la vie n’est pas chère et ça attire les artistes. Puis les gens aisés arrivent eux aussi, cherchant un cadre de vie plus bohème. Avec eux les prix augmentent et les artistes sont poussés dehors. »

Dans l’atelier, les sculptures se superposent sur les étagères. À l’entrée, une femme en matière noire sur laquelle pousse une ville. Un univers d’êtres cyborgs qui ont muté en intégrant une ville et des personnages symbolisant la vie ensemble. Une façon pour Adriana d’exprimer sa volonté politique de lutte pour la reconnaissance des artistes femmes dans une atmosphère de science-fiction.
« Vivre de son art est de plus en plus difficile. Pour ma part je n’ai pas choisi le créneau le plus simple ! », s’amuse-t-elle. « La sculpture, ce n’est pas ce qui marche le mieux aujourd’hui. » La véritable source de revenus d’Adriana, ce sont les cours. C’est grâce à eux qu’elle paie les charges. « J’aime transmettre mon savoir-faire, mais ça prend un temps conséquent que je ne consacre plus à la création. »
Prévoir des “à-côtés”
Un peu plus haut dans la rue Jean-et-Marie-Moinon, Hélène, une artiste installée depuis près de quinze ans, travaille le vitrail. L’artiste en jean, au chèche multicolore, aux doigts épaissis et salis par le travail, vend ses œuvres en France et à l’étranger. Ses recherches originales afin d’intégrer le vitrail dans le vêtement – le « vitrail dentelle » – lui ont permis de développer plusieurs collaborations avec le styliste britannique John Galliano.
Entre les lustres qui tombent du plafond et les murs blancs habillés de miroirs et de colliers aux formes arrondies, carrées, courbées, bombées, elle se souvient : « J’ai récupéré l’atelier en 2008, de deux amis artistes qui me l’ont transmis. C’était important pour eux de me le céder sans gagner d’argent sur le bail. »

Hélène regarde cette époque comme un temps lointain. Le coût de son logement constitue son premier poste de dépense et représente une réelle inquiétude pour l’artiste. « Le bail de mon atelier se termine dans quatre ans. Ce que je crains, c’est que le loyer ne soit revu à la hausse par mon bailleur pour s’aligner sur les prix du marché. » Pour assurer une base régulière de revenus, elle a fait le choix de petits à-côtés. « Je donne des cours, quinze heures par semaine. Je mise aussi sur les bijoux produits en série, vendus une vingtaine d’euros. »
Hausse des loyers en vue
Jérôme, un photographe aux cheveux en bataille installé rue Sainte-Marthe, a vu le montant de son loyer augmenter de 60% au renouvellement de son bail en 2019. « Moi qui suis un phobique de l’administratif, me voilà pris dans une bataille judiciaire avec la société immobilière ! », sourit-il entre deux bouffés de cigarettes sur le pas de sa porte. Désormais, pour un espace de 20m² sans travaux rue Civiale, il faudra compter 1 400 euros par mois de loyer auxquels on ajoute les trois mois en dépôt de garantie. Une somme que ces artistes n’auraient pas pu assumer à leur lancement.
Afin de valoriser un peu plus ses baux commerciaux vacants, la Société Immobilière de Normandie (SIN) a procédé à une vague de travaux de rénovation des locaux. Avec les associations de quartier – OCBaux et Saint Louis Sainte-Marthe –, une partie des artistes lutte pour la préservation de loyers modérés. « J’aime ce quartier car il est vivant. On lutte pour sa diversité, sa singularité et sa vie artistique ! », s’exclame Hélène, qui a aussi adhéré à ces associations.

La Mairie du Xème arrondissement planche actuellement sur un projet de rachat des baux commerciaux afin de contrôler les loyers du quartier Sainte-Marthe. « Nous rappelons que ce sont 4 millions d’euros de budget qui sont sur la table. Un autre budget participatif est actuellement en discussion », déclare Elie Joussellin, adjoint à la Mairie du Xème.
Mais la société immobilière, qui constitue le principal bailleur du quartier Sainte-Marthe, refuse de vendre ses locaux commerciaux. « Néanmoins, cette société n’est pas seule responsable de la montée des prix dans le quartier. Nous ouvrons les négociations avec tous les propriétaires des baux commerciaux », précise l’élu.
Au fond de son atelier, Jérôme sort des portraits. « Lui, on l’appelait Vitamine C parce qu’il était tout le temps surexcité ! » Entre les mains du photographe, un homme jeune tient torse nu un bidet au-dessus de sa tête. Suivent Josiane, la dame de la cours en face, Augusto, le concierge assis avec son fils, ou encore Mohamed qui, suite à l’incendie de son appartement, a demandé « une photo pour l’assurance ». La moustache fine, il se tient en costume, les mains en l’air, sur des affaires abandonnées et calcinées dans la rue. « Il n’a rien touché de l’assurance, mais j’ai été lauréat d’un concours avec son cliché », rit Jérôme.
Entre deux saluts sur le pas de sa porte, le photographe se rappelle des années où « c’était la fête des voisins tous les jours. Tout le monde était dans la rue ! » Les artistes au travail regardent désormais avec curiosité les vitrines ouvertes des friperies, bars et restaurants branchés. Pour certains, l’arrivée des nouveaux venus attise la crainte du remplacement des ateliers dédiés à la création artistique par un monde plus mercantile. « Mais d’une certaine façon, avec mon BAC+5, je participe peut-être aussi à la gentrification du quartier », ironise, amère, Adriana.
Une réflexion au sujet de « Les artistes du quartier Sainte-Marthe s’inquiètent »
Super article ! J’en apprends plus sur cette rue que j’ai souvent aimée parcourir, sans en connaître l’envers du décor. Merci !