L’arrêté qui permet d’ouvrir de nouvelles salles de consommation de drogue en France fête ses un an le 26 janvier 2023. Pourtant, aucune de ces salles n’a encore ouvert à Paris en douze mois alors que le besoin demeure criant. En cause, un cadre légal qui dissout les responsabilités et un calendrier électoral peu favorable au dispositif.
« Pendant quatre ans, j’ai vécu à l’arrière d’un parking, en attendant l’ouverture de la SCMR [salles de consommation à moindre risque, NDLR]. Ma vie était un désastre. J’étais en colère contre la vie, contre les drogues et contre ceux qui les vendent… C’était la première fois qu’on s’occupait de moi », témoigne Jane, 24 ans, dans La Croix en juin 2017.
Un an avant ce témoignage, en 2016, deux salles de consommation à moindre risque (SCMR) – appelées « salles de shoot » par leurs détracteurs – ouvraient leurs portes, l’une à Paris, l’autre à Strasbourg. L’objectif de ces espaces est de limiter les risques sanitaires des usagers de drogue et de réduire la consommation de substances dans la rue. Les consommateurs qui entrent dans ces espaces disposent ainsi d’un matériel stérile afin de s’injecter ou d’inhaler les produits (cracks, opiacés, …), d’une salle de repos et de la supervision d’un infirmier.
Mais la seule salle de Paris ne suffit pas à répondre à l’ensemble de la demande de la capitale. « Paris ne compte qu’une salle pour 2 000 000 d’habitants. En comparaison, Copenhague en compte trois pour 600 000 habitants. », pointe Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l’Institut francilien recherche innovation société. « Pour accueillir tout le monde, nous aurions besoin que d’autres espaces ouvrent à Paris », abonde Jamel Lazic, chef de service de l’unique salle à Paris. Le responsable refuse actuellement tous les usagers pratiquant l’inhalation (fumer du crack par exemple), seul moyen pour lui de limiter l’accueil à un rythme « vivable » de 210 visiteurs par jour.
Bien que les salles manquent à Paris, les arguments en faveur de leur ouverture, eux, sont légion : 79 % d’overdoses en moins chez les usagers de SCMR, 6 millions d’euros de prise en charge médicale évités sur dix ans et baisse de 55 % du nombre d’injections de rue dans les quartiers implantant une salle… Une étude de l’Inserm publiée en mai 2021 plaide en faveur d’une extension de ces lieux.
Olivier Véran, ministre de la Santé, jugeait le bilan des salles de Paris et Strasbourg « positif ». Le 26 janvier 2022, il signait un arrêté autorisant les associations spécialisées en addictions à ouvrir de nouvelles salles.
Pourtant, un an après la promulgation de cet arrêté, aucun nouvel espace n’a ouvert ses portes en France. En cause, les quelques lignes qui stipulent que maire, directeur de l’Agence Régionale de Santé (ARS), préfet de police (encadré par le ministère de l’Intérieur) et procureur de la République « décident conjointement de l’engagement [et] des évolutions attendues. » Un cadre légal floue qui dissout les responsabilités entre institutions.
« Le législateur a complexifié, donc c’est long »
« Depuis l’envoi de notre demande, c’est silence radio à la mairie », s’étonne Bernard Basset, président d’Addictions France. Le responsable de l’association, qui souhaite reconvertir ses locaux de la rue Aubervilliers (Stalingrad) en espace de consommation, envoie une lettre recommandée à la municipalité en septembre 2022 : budget de 900 000 €, profil détaillé du personnel, planning d’un an en comptant les travaux… « On a reçu un accusé de réception par courrier. Mais aucun délai d’instruction n’était indiqué », déplore le président.
La mairie ne nous a pas confirmé l’instruction de ce dossier, mais précise qu’il n’existe pas de délai de réponse imposé par la loi pour les ouvertures de SCMR. Anne Souyris, chargée de la santé et de la réduction des risques à la mairie de Paris, favorable au projet, indique, hésitante, « et puis c’est compliqué, c’est parfois renvoyé à l’ARS. »
« Vous n’y comprenez rien ? Franchement, nous non plus », fustige l’adjointe à la mairie. « Par rapport à d’autres dispositifs de droit commun, celui-ci est beaucoup plus fouillis, car tout le monde doit être d’accord pour l’ouverture d’une salle sur un lieu précis. Le législateur a complexifié, donc c’est long. »
La crainte de réveiller les riverains
L’objectif est pourtant clair du côté des associations : ouvrir quatre salles de consommation supplémentaires à Paris d’ici trois ans. Ce cap était avancé par la Fédération Addiction lors d’une réunion tenue le 22 septembre 2022 à laquelle assistaient l’ARS et Anne Souyris (mairie de Paris). Cette dernière évoque des implantations dans le nord de Paris et le 13°, mais impossible d’obtenir un lieu précis. « Vous avez vu comment ça s’est passé dans le 16° quand une adresse est publiée ? », fustige l’élue.
« Chardon Lagache (16°) et Pelleport (20°) ont vraiment constitué deux épisodes traumatisants », rit, amer, Leon Gomberoff, directeur d’Aurore 75. L’annonce dans la presse de ces deux projets avait suscité une forte mobilisation des riverains, atteignant un pic de 600 personnes en juin 2022. Le programme avait finalement été abandonné dans la foulée. « Le second centre ne concernait même pas l’ouverture d’un espace de consommation, mais un centre de soin [dans lesquels les usagers n’ont pas la possibilité de consommer de drogues, NDLR] », explique, amer, Jamel Lazic, membre de l’association.
Isabelle, riveraine opposée à la salle située Gare du Nord, reproche de n’avoir pas été consultée. En avril 2016, la mairie de Paris organise une réunion pour présenter le projet de l’actuelle SCMR, à cinquante mètres de son appartement. « C’était au café L’Ambroise Paré », se souvient la quarantenaire. « Le café était plein. Il y avait des slides ; les représentants de la mairie nous ont expliqué que la salle allait ouvrir en automne. » Une partie des riverains comme Isabelle protestent : quid des dealers, cris, bagarres, inhérents à l’activité de la salle. « On nous a rassurés, mais on était mis devant le fait accompli. La salle allait ouvrir. Quoi qu’on en pense. » Furieuse, elle décide alors de rejoindre le collectif Riverains Lariboisière, opposé aux SCMR. Depuis, le compte Twitter aux 3 300 abonnés diffuse des vidéos de débordements entourant la salle.
55 % des Français se déclarent pourtant prêts à ce qu’une SCMR ouvre dans leur quartier selon l’Inserm et des collectifs parisiens de riverains, comme Action Barbès ou le Collectif parents SCMR, soutiennent l’ouverture d’autres salles. « Mais les opposants au dispositif demeurent surreprésentés dans le débat public », explique la députée Caroline Janvier (Renaissance). 20 Minutes, CNews, Libération, TF1 avaient par exemple couvert la manifestation des riverains de Chardon Lagache en juin 2022. « Juridiquement, ces riverains n’ont pas de poids – ils sont simplement consultés –, mais ils ont un impact politique », précise l’élue.
Opposition du ministère de l’Intérieur
Au sein de l’État, le ministère de l’Intérieur est également opposé dispositif. « Dans une ville aussi dense que Paris, il y aura toujours une école à côté d’une SCMR », déplore la députée Caroline Janvier (Renaissance) – qui avait réalisé en 2021 un rapport parlementaire sur le bilan des SCMR et conclu à un avis favorable. « Gérald Darmanin sait très bien que les caméras des médias vont se braquer sur les centres sitôt ouverts. Or, il y a évidemment des débordements autour d’une salle de consommation de drogue. Des images de cris ou de bagarres feraient tache et lui seraient aussitôt reprochées. C’est cette même logique qui a primé à Lille », déplore la députée.
En juin 2021, la mairie de Lille avait alors annoncé l’ouverture d’une salle avec l’accord de l’ARS. Le préfet de police du Nord, Georges-François Leclerc, avait sollicité l’avis du ministre de l’Intérieur qui avait indiqué sa « ferme opposition » au projet, en précisant : « La drogue ne doit pas être accompagnée mais combattue. » Le préfet avait alors exigé de déplacer la salle dans une zone juridiquement inconstructible, conduisant à l’abandon du projet.
À Paris, la préfecture freine également la mairie. « Dès son arrivée en tant que préfet de Paris en 2019, Didier Lallement avait décidé que sa préfecture n’avait pas à participer aux réunions, qui ont alors pris fin », regrette Anne Souyris. Ces réunions s’étaient tenues entre 2017 et 2019 et rassemblaient régulièrement autour d’une même table mairie, préfet, ARS, Hôpitaux de Paris et associations. Ces dernières livraient un diagnostic accompagné de propositions puis l’assemblée décidait des moyens à déployer. Ce sont ces rendez-vous qui ont par exemple abouti au Plan Crack, un plan de 9 millions d’euros pour ouvrir des centres de soin proches de la scène ouverte Porte de la Chapelle.
« Un contact à l’Intérieur ou la préfecture ? Même nous on a du mal », maugrée Caroline Janvier. En 2021, la députée Renaissance réalisait une mission parlementaire afin de dresser un bilan des salles de Strasbourg et Paris – concluant à leur pertinence. Alors qu’elle rencontrait toutes les parties prenantes (associations, mairies, ministres, usagers, …), « la préfecture et l’Intérieur ont refusé de nous rencontrer. En tant que parlementaire en mission, c’est scandaleux », tonne l’élue.
En juillet 2022, Didier Lallement est remplacé à la tête de la préfecture de Paris par Laurent Nunez. « Il est moins idéologique. Depuis septembre, les rencontres ont repris en tête-à-tête, ce qui est moins efficace que les réunions collégiales. Mais au moins, ça reprend », se satisfait Anne Souyris.
Les contraintes du calendrier électoral
Le ministre de la Santé, Olivier Véran, déclarait lors du meeting de la candidate aux législatives Laetitia Avia (Renaissance) le 9 juin 2022 qu’il n’y aurait pas de « salle de shoot à Paris. Ce n’est pas la réponse adaptée dans cette ville. » Une déclaration surprenante pour les associations, car elle venait du signataire de l’arrêté étendant le dispositif. Le ministère de la Santé déclare ne pas être en mesure de répondre à nos questions.
Mais les élections maintenant passées, il se susurre à la mairie que les Jeux olympiques 2024 seront un tremplin pour les SCMR. « Le gouvernement ne veut pas de consommateurs dans les rues pour un tel événement et les salles constituent une solution validée par les études », s’enthousiasme Anne Souyris. Stratégie de la mairie : ouvrir plusieurs salles en même temps, afin de ne pas concentrer la demande dans un seul quartier et réduire la contestation des riverains. La date et les lieux, eux, demeurent secrets.
Guilhem Bernes