Violente, sans merci, pressée, Delhi, capitale politique de l’Inde, rassemble tout ce que peut offrir une ville surpeuplée aux infrastructures déficientes. Souvent boudée par les touristes, elle porte le symbole d’une mégapole grandissant trop vite, rassemblant slums et malls ultra modernes, villages de fermiers et grandes tours d’immeubles, paysans pauvres des campagnes et bonnes familles d’ingénieurs. J’étudie à Ghaziabad, dans la banlieue de Delhi, pendant quelques mois.
Delhi : l’odeur du chaos urbain
Parfum de fumée, de gaz et de décharge. Dans le cœur de Delhi, l’odeur prenante des agarbatti brûlés (encens dont le but est d’éloigner les insectes) des vendeurs de street food se mélange à celle des pots d’échappement des rickshaws – sortes de taxis moto-voitures jaunes qui pullulent sur les routes poussiéreuses. Afin de se débarrasser des déchets qui s’accumulent sans répit sur les bords de la chaussée, les Delhiites n’hésitent pas à mettre directement le feu aux ordures, laissant des tas de cendres noires dégouliner sur les amoncellements de poubelles laissées là.
Lorsque le soleil touche l’horizon à Delhi, l’atmosphère de la ville est enveloppée d’une nappe violette, offrant une étonnante beauté le soir venu au chaos de la capitale indienne. Au-dessus de Delhi, des charognards quadrillent le ciel jusqu’à l’horizon, attirés par la Montagne de Ghazipur, un mont de déchets culminant à soixante-cinq mètres au-dessus de la ville et visible jusqu’à la lointaine banlieue de Ghaziabad.
À Chandni Chowk, dans le cœur de Delhi, les immeubles ne sont plus que des vestiges croulants et noircis de l’époque coloniale sur lesquels se posent des pancartes écrites en devanagari – l’alphabet Hindi – dominant des rues bondées. À Delhi, les rues n’ont pas de trottoir, la foule se mêle facilement aux armées de rickshaw, de minces cours d’eau offrent un panel de couleur infini, passant du blanc, au vert ou encore au violet, et les câbles électriques épais traversent les rues, pendant bedonnant à hauteur d’épaules.
Toutefois, une trêve est signée le dimanche dans certains quartiers comme celui de Sadar Bazar. Dans ce quartier situé dans le centre de la capitale se tient une fois par semaine le Sadar Market, le plus grand marché de la ville. Un flot de milliers d’individus se déplace dans les rues. Le bruit sourd des voix remplace le son des moteurs ; le parfum des épices troque les odeurs de gasoil par celles d’anis, de baies et de curcuma. Il n’y a plus de rickshaw ni de bus à cette heure-là. À la place, la foule, immense, remplit à elle seule toute l’avenue de long en large.
Les emplois absurdes : réponse à une économie inefficace
6% – c’est le taux de chômage dont se targuent certains indiens pour démontrer la puissance de leur pays. Malheureusement, je n’ai pas pu rencontrer de statisticien de l’ISI – l’INSEE Indienne – pour observer le décompte des travailleurs de rue comme les récureurs d’oreille, les mouleurs de galette de fiente de vache, ou encore les avocats de Tis Hazari, qui tapent des procès verbaux sur des machines à écrire croulantes à même la rue. Capitale dont la croissance économique semble peiner à absorber la population galopante, Delhi rassemble un vivier incroyable de métiers absurdes, dont l’un des plus représentatifs reste celui de porteur.
Dans le Old Delhi, les routes sont continuellement prises d’assaut par le flux incessant de ces hommes portant, qui avec une charrue, qui à bout de bras, des cargaisons parfois longues de trois ou quatre mètres. Leur métier consiste à livrer les commerces de cargaisons à la seule force des bras. Les visages épuisés, les muscles maigres tendus, ils tirent, poussent, grimaçant, se courbant de tout leur dos, silencieux, le regard éteint. Parfois, la charge trop lourde se coince dans un trou ; on finit par aider, sans même échanger un regard, pour repartir.
Les commerces abreuvés par les porteurs dégueulent des tas de marchandises jusque sur la chaussée et demeurent souvent éternellement vides. Pas le moindre client. Pour les porteurs qui fument un shilom, le plus difficile ne réside pas tellement dans la charge elle-même, mais plutôt dans la profonde précarité du travail. Beaucoup d’attente – ils ne font que six courses maximum dans la journée – pour un salaire très faible : trente roupies par course, soit 0,30 euros. Avec ce salaire, toute perspective de sortir des slums est nulle pour ces travailleurs venus pour la plupart des campagnes.

La paix de Nai Basti, le quartier musulman de Delhi
Mes pas me mènent jusqu’à Nai Basti, le quartier musulman. Une simple rue sépare le monde hindou du monde musulman. Les femmes ont troqué leurs kurta pour des voiles noirs et les hommes, habillés tout en blanc, portent le kufi – un petit couvre-chef posé sur le haut du crâne. Le quartier se pare du parfum des gâteaux au miel et du lait des productions laitières qui donnent sur la rue. Les vendeurs sortent le lait épais des jarres sur de grandes plaques à l’aide de pelles.
Alors que la prière de la mosquée voisine indique l’heure du déjeuner, je pénètre dans une petite cantine où des travailleurs du quartier aux chemises poussiéreuses mangent en silence du mouton en sauce avec des chapatis. La viande abonde dans le quartier musulman, j’en mange pour la première fois depuis trois mois, pour sept roupies. Avec 3,2 kilos par an par personne, l’Inde est le pays où la consommation de viande est la plus réduite.
Le gouvernement actuel de Modi, composé d’hindous ultra-conservateurs, a voté à la hâte une loi officialisant l’interdiction de vendre du bœuf – la vache fait office d’animal sacré pour la majorité hindouiste. Pour les minorités musulmanes et chrétiennes, on s’habitue donc à se contenter de poulet ou de mouton. Par chance, certaines cantines musulmanes se risquent parfois à proposer le “special kebab”, qu’on ne trouve sur aucune carte. Il s’agit généralement de boulettes de viande sans goût, que le patron jure être du bœuf.
Le repas d’une famille indienne
Derrière les murs des maisons, le repas quotidien en Inde se compose d’un plat en sauce, servi dans un bol, accompagné de chapatis – un pain de forme ronde – ou bien de riz. Le plat en sauce le plus répandu est le daal. Ce plat national, composé de lentilles, d’ail, de coriandre et de Garam Masala (littéralement “mélange d’épices” en hindi) a l’avantage d’être bon marché, nourrissant et de se marier avec n’importe quel aliment.
On déchire le chapati puis on trempe le morceau dans le plat en sauce. Si vous préférez le riz au chapati, alors on verse le bol du plat en sauce dans le riz et on forme des boules que l’on mange avec la main droite. En Inde, c’est riz ou chapati : on ne mange jamais les deux au cours du même repas, et le célèbre naan n’est sorti que pour les très grandes occasions.
Pour les familles aisées, s’il est de bon ton de manger avec une cuillère, on préfère finalement manger avec les doigts. L’expression “Taste starts with your fingers” – le goût commence avec les doigts – explique assez logiquement que la cuisine indienne se mange tiède. Lors de mon premier soir dans une famille Delhiite, pas de riz ni de chapati. Je découvre le bhati, une boule de blé qu’on écrase à l’aide d’une cuillère puis qu’on mélange avec le daal.

La mort à Delhi
Delhi compte près de vingt millions d’habitants. Flâner, se balader, chiner sont des verbes inconnus dans cette capitale. Les klaxons, les cris, les pots d’échappement, les voix bousculent l’oreille, qui ne peut se focaliser nulle part et se retrouve saturée d’informations. La foule a le regard épuisé, cerné. Les nuits sont courtes et les trajets épuisants. À se laisser happer par l’affluence des travailleurs, on finit par ne plus porter attention à certains des détails les plus brutaux, choquants, comme ce soir du mois de mars.
À la fin d’une journée chaude, alors que nous sortons avec des amis de Vaishali, terminus du métro, la peau collante, le pas pressé par la foule, notre regard passe sur un spectacle aussi macabre que furtif alors que nous traversons l’une des passerelles. Un enfant agonise là. Il porte au front comme un bubon gigantesque. Il souffle ce qui doivent être ses derniers soupirs, le corps convulsant. Sa petite sœur se tient assise à côté. Elle joue avec sa poupée, le visage badigeonné de suie et les cheveux plein de poussière. La foule dont nous faisons partie, hypnotisée par le trajet, regarde ses pieds, poursuivant son flot.
“L’amener à l’hôpital ?” Ghanisth, le jeune delhiite qui m’héberge quelques jours, hausse les épaules : “Ici, on a une blague qui dit que si tu souffres trop, alors va à l’hôpital public, ils t’aideront à mourir plus vite. À Delhi, tu ne peux pas t’arrêter face à la mort”. Ghanisth dort peu. Alors que je l’accompagne à son travail le lendemain dans le métro surbondé : “Regarde autour de toi. Cette ville est surpeuplée. Donc oui, il finit toujours par y avoir quelqu’un pour mourir. C’est des statistiques. Et quand il vient des campagnes, qu’il est pauvre, il a de grandes chances de mourir dans la rue, sous ton regard.” Puis il conclut, la voix fatiguée, les yeux cernés par ses cinq heures de sommeil quotidiennes : “Quand on arrive d’en dehors de Delhi, on est d’abord triste. Puis un jour on se réveille et on finit par trouver ça banal. On se résigne à tout ça, la pauvreté et la mort”.
Le machisme dans une famille
Ghanisth est un jeune consultant qui vit avec son frère et sa mère. Ils ont un gros chien insupportable qui bave sans cesse avec un grand amour pour les jambes des humains. Les heures de sommeil de Ganisth sont celles d’un indien typique, avec un coucher à minuit pour un réveil le matin à cinq heures trente. L’Inde est un pays qui ne dort jamais, ce qui explique l’absence totale de sourire dans les expressions faciales des Delhiites.
La mère de Ghanisth n’a pas de travail. Cette femme au visage fermé est rudement menée par les deux fils, qui lui ont imposé l’excité de chien – qu’elle apprécie tout autant que moi semble-t-il – et qui n’hésitent pas à lui dire de se taire afin de ne pas nous interrompre lorsque nous parlons. Elle retourne alors dans la cuisine, dans un mutisme absolu. Je finis par comprendre que ma propre présence lui a probablement été imposée également. L’université où j’ai étudié les mois précédent offrait une atmosphère un peu plus clémente pour une femme.
Étudier à Ghaziabad, le paradis de l’ennui
Notre école rassemble toute la jeunesse des classes les plus favorisées de la société indienne. Comme toute école élitiste qui se respecte, l’IMT Ghaziabad a pris soin d’habiller son campus de belles allées entourées de fleurs et de gazon vert, et se targue que ses cours se tiennent au sein d’un chef d’œuvre d’architecture moderne.
Toutefois, la modernité du campus ne semble pas échapper au chaos anarchique de la banlieue delhiite : les coupures d’électricité sont régulières, les chiens errants montent jusqu’aux dortoirs, glanant à manger dans les boîtes à pizza. Un petit slum a poussé au sein même du campus, celui des familles des services propreté de notre campus, vivant sous les tôles en ferraille au pied du bâtiment où je dors. Chaque matin, on peut apercevoir les familles munies d’un tuyau d’arrosage se doucher sur une dalle en béton.
À Ghaziabad, là où se situe le campus universitaire, on dort peu. En cause, le décalage de la vie des étudiants mais aussi les moustiques. L’État sonne parfois la délivrance en déployant des escadrons de canadaires déversant de l’anti-moustique sur le quartier. L’absence de vitre à nos fenêtres permet à nos narines de nous alerter rapidement. Paul, mon voisin de chambre, a d’ailleurs eu la sagesse de s’acheter un masque. Moi, je note que, le lendemain venu, les moustiques sont de retour.
Le matin, le réveil se fait dans une lumière laiteuse à Ghaziabad. Les trains, qui datent de l’époque coloniale, sonnent au loin leur entrée dans la Ghaziabad Junction Railway Station. Les rickshaws klaxonnent eux aussi, amenant les habitants de la banlieue vers Delhi et Noida, le quartier industriel voisin.
De fines particules noirâtres de pollution se collent à la peau. En me rendant dans la salle de bain, j’entends le bruit de l’eau jetée des baquets derrière les portes – en Inde, on se lave à l’aide d’un seau qu’on remplit d’eau, solution beaucoup plus écologique que la douche. Aux bruits de l’eau jetée s’ajoute une cacophonie de raclements de gorge. Se brosser les dents constitue un moment de premier choix en Inde pour expulser les impuretés de la bouche.
La vie sur le campus est rythmée par peu de choses. En dehors des cours de marketing prodigués par de vieux académiciens, regarder Netflix et fumer des joints constituent les derniers bastions contre l’ennui chez la plupart d’entre nous.
Heureusement, nous pouvons nous extirper de notre quotidien plat par quelques beuveries générales avec de la Kingfisher tiède – la bière Indienne la plus populaire – et du whisky de mauvaise qualité. Luxe ultime d’une université très élitiste, les hommes et femmes peuvent boire de l’alcool et fumer ensemble.
Mais il suffit de sortir du campus afin de se procurer des bouteilles au comptoir d’État local pour se heurter à la réalité : en Inde, les femmes n’ont pas le même statut que les hommes. La vente d’alcool est refusée aux femmes – on vous ignorera purement et simplement si vous êtes une femme et souhaitez commander la Kingfisher.

Hauz Khas : mirage de richesse
Il existe un minuscule îlot de richesse à Delhi nommé Hauz Khas, loin du reste de la ville, plongé dans un autre espace. Les rues y sont propres, plus calmes. On peut s’y promener, marcher lentement. Je vois des femmes marcher en jean sans que personne ne les regarde avec insistance – la kurta (chemise ample descendant jusqu’au genou) constitue la norme dans les rues de Delhi. Les boîtes de nuit et les bars aseptisés s’y rassemblent et les rabatteurs font la promotion de leur lieux de fêtes en y invitant la jeunesse privilégiée à chaque coin de rue. J’entends parler anglais – contrairement à un préjugé répandu, seule une très faible part de la population maîtrise l’anglais. Je croise des expatriés – il est assez rare de croiser des étrangers en Inde en dehors de certains ilôts touristiques. À Hauz Khas, je croise un homme effectuant son jogging avec un labrador, une activité totalement inimaginable à trois rues de là. Je me surprends pourtant à être le seul à me retourner sur lui, les yeux écarquillés.
Je quitte Delhi après plusieurs mois d’étude et m’enfonce dans le pays. Prochain article : portraits de femmes.
Portraits photographiques : dormeurs du train


