Un soir de promenade aux abords de Si-o-se Pol à Ispahan – le « pont trente-trois » en référence au nombre de ses arches – je rencontre Jafar. Après ses deux ans de service militaire, ce jeune trentenaire travaille dans l’informatique et vit dans la banlieue d’Ispahan avec ses parents et son frère.
La prière dans la Grande Mosquée d’Ispahan lors du ramadan
Cette semaine, l’Iran commémore les dix jours de deuil d’Imam Ali, un saint homme incarnant la justice pour les chiites. La Grande Mosquée d’Ispahan accepte tout le monde à sa prière, même ceux qui ne sont pas musulmans ; Jafar me propose de me joindre à lui pour la prière.
Nous enlevons nos chaussures, faisons les ablutions des pieds et des mains en suivant un ordre très précis. Particularité chiite, nous prenons un Turbah, un petit morceau d’argile servant à poser son front lors de la prosternation. À l’intérieur de la mosquée, les tapis persans sont brodés de motifs rouges et dorés ; des losanges indiquent l’emplacement des mains et du front. La salle centrale s’élève à plus de trente mètres de haut et son architecture a été étudiée il y a plus de onze siècles afin de créer une acoustique parfaite.
Avant la prière, la mosquée est encore vide. On trouve quelques hommes ici et là, assis ou allongés, se préservant de la chaleur. Puis le muezzin lance l’appel à la prière ; sa voix se propage au-dessus de nos têtes. La mosquée se remplit, se transformant en véritable lieu social : les dormeurs sont troqués par des hommes au pas pressés, on se salue, on rit, on retrouve ses amis, on vient avec son fils. Tous travaillent dans le quartier. Les femmes et les jeunes enfants sont séparés de nous par une cloison.
En ce moment c’est le ramadan. Jafar parle avec son voisin de la période du jeûne du ramadan. Pour des raisons médicales exceptionnelles, Jafar a reçu une lettre de son médecin le dérogeant du jeûne. Ne pas respecter le ramadan en public en Iran est passible d’emprisonnement. Jafar est contraint de manger ou boire de l’eau en secret. La prière est en arabe, le discours du mollah en Farsi – les iraniens ne parlent pas arabe mais perse.

Rencontre avec une famille dans la banlieue d’Ispahan
Le soir, je retrouve l’oncle et la tante de Jafar. Ils habitent dans la banlieue d’Ispahan. Devant la petite maison, des enfants disputent une partie de football devant le vaste désert qui s’étend au pas de la banlieue. La tante m’accueille à l’entrée de la maison. La famille de Jafar obéit à des normes traditionnelles, bien éloignées du mode de vie des familles rencontrées à Téhéran.
Alors que je me dirige vers elle pour lui serrer la main, elle détourne le regard et la famille entière me somme de m’arrêter dans mon élan. Plus tard, Jafar me murmure de cesser mes questions à sa tante, alors que je m’empresse de savoir auprès d’elle si elle avait déjà allé prié à la Grande Mosquée d’Ispahan.
On entre dans les maisons iraniennes les pieds nus. Les maisons sont généralement composées d’un grand salon dont le sol est recouvert de tapis ; le pied des murs est tapissé de coussins brodés sur lesquels la famille et les invités peuvent s’appuyer en buvant un thé. Le centre de la pièce principale est totalement vide. Lors du ramadan, la télévision au coin de la pièce diffuse de grandes prières en arabe sous-titrées en Farsi.
Tout nouvel arrivant dans la maison est suivi du service d’un thé avec des morceaux de sucres, qui se savoure assis en tailleur, une nappe posée à même le sol sur le tapis. Les invités peuvent dormir sur ces tapis persans confortables recouverts d’une simple couverture. Les chambres ont souvent un lit mais il n’est pas rare, lors des saisons chaudes, que la famille entière se rassemble dans le salon pour dormir sur les tapis.
Ce soir-là, nous parlons du discours du mollah au sujet d’Imam Ali. Les iraniens sont très sceptiques au sujet des discours centrés autour du partage et de la justice prononcés par les mollahs en ce moment. Pour rappel, le pouvoir en Iran réside depuis trente ans entre les mains d’un clergé dont la légitimité est de plus en plus contestée. Les mollahs sont perçus par beaucoup d’iraniens comme des politiciens déguisés en religieux pour faire valoir leurs intérêts. Certains vont jusqu’à dire que les boîtes à aumônes que l’on peut apercevoir dans les rues principales du pays sont détournées.
Si l’oncle et la tante de Jafar se montrent prudents par rapport à ces affirmations, ils m’expliquent être très inquiets pour le futur de leurs enfants dans un pays miné par la crise et le chômage. Selon eux, le gouvernement se concentre beaucoup trop dans la sécurité intérieure et l’armée, au détriment de la relance économique et de l’ouverture vers l’international.

L’art de jouer aux cartes avec les Iraniens
Un deuxième oncle de Jafar souhaite absolument me rencontrer lui aussi. Un homme de soixante ans, qui a créé son entreprise de vente de portes et fenêtres. Ce boute-en-train à l’éternel sourire m’explique rapidement qu’il souhaite me rencontrer non pas pour parler de sujets sérieux mais pour jouer aux cartes avec moi. Il s’est d’ailleurs absenté de son entreprise pour l’occasion.
Jafar, son père, son oncle et moi nous asseyons sur le tapis et battons les cartes pendant que sa mère nous apporte le thé. Les vieux iraniens adorent jouer aux cartes, mais jamais en public – c’est interdit en Iran. Je me décide à leur apprendre la belote, ce qui se révèle rapidement périlleux. On me pressent, crie en Farsi, en anglais et on redouble d’efforts pour montrer qu’on a compris les règles avant même qu’elles aient toutes été données. Je ne parviens pas à obtenir le calme, malgré d’anciens réflexes d’animateur de colonie de vacances qui me reviennent. Ils me font même la surprise d’essayer de renégocier les règles de la belote. Là, il ne faut quand même pas pousser. Je refuse. Le seul qui se tait, c’est le père de Jafar, un homme taiseux, qui nous met de sacrées déculottées en silence.
Puis l’oncle m’invite chez lui pour le dîner. Il m’explique alors que l’économie iranienne vivote depuis quarante ans et qu’il n’a jamais réussi à bien gagner sa vie. Il partage un deux pièces très vétuste avec sa fille. Mais il ne se plaint pas : les Iraniens semblent s’être bien habitués à la simplicité matérielle que la conjoncture leur impose, même lorsqu’on est cadre ou chef d’entreprise depuis vingt-cinq ans. Sa fille nous prépare à manger et nous sert pendant que nous jouons aux cartes. Je suis un peu gêné d’autant plus que nous avons le même âge. Mais le père et sa fille refusent catégoriquement mon aide. Je dois rester assis.

Découverte du Mīl Gereftan un sport traditionnel iranien
Ancien champion de judo d’Ispahan, il finit par me présenter le Mīl Gereftan, son passe-temps favori. Il s’agit d’un sport iranien traditionnel qui consiste à faire tourner deux massues de quinze kilos chacune à bout de bras le plus longtemps possible. Ce sport répond à un véritable rite ancien et se pratique tout en chantant à plusieurs en cercle sur fond de percussions traditionnelles iraniennes. Il me fait une démonstration puis me tend tout sourire les deux énormes massues. « Mister Guilhem, go! » C’est évidemment au moment où on décrète que ce serait sympa de faire essayer le Mīl Gereftan au touriste ici présent que la fille de mon hôte débarque dans la pièce avec une amie étudiante à elle. Inutile de préciser que je ne parviens même pas à faire tourner sur un seul tour les massues et que je manque d’exploser le crâne de Jafar ainsi que mon pied dans ma manœuvre. L’oncle, lui, a l’habitude de les faire tourner pendant quinze minutes.
Les rencontres à Ispahan se poursuivent grâce à Jafar qui me fait rencontrer sa famille et ses amis. Pour le remercier, je l’invite à me joindre pour une excursion dans le désert iranien. Prochain portrait, rencontre à Chiraz avec un général iranien.