#3/6 – Lakhpat, village fantôme du Gujarat

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Après un long voyage dans un bus aux vitres brisées, sur des sièges esquintés, j’arrive à Dayapar, dernier centre urbain du désert avant le village de Lakhpat.  Il se situe dans la région désertique de Kutch, dans le Gujarat, à la frontière pakistanaise. Cet ancien royaume a sa propre langue – le kutchi

Le plaisir de l’attente, désert de Kutch

La petite ville de Dayapar, carrefour chaotique situé au milieu du désert, constitue un lieu de transit où les troupeaux de chameaux, guidés par des bergers à la peau brûlée par le soleil, croisent des jeeps et des auto-rickshaw bondés de villageois se faufilant entre des camions gigantesques. Aux abords de la route principale qui traverse la ville se rassemblent marchands de légumes aux étales de mangues, d’oignons, de tomates et de piments ; derrière eux, les garagistes se succèdent, affairés à réparer camions et jeeps. 

Un groupe de fermiers en transit attend à l’ombre d’un chai shop. Les chai shops sont de petits stands de fortune se dressant en bord de route à travers tout le pays et vendant du thé. Je m’arrête à l’un d’eux pour profiter d’un peu d’ombre. 

Exclusivement masculin – on n’a jamais vu de femmes se rendant dans un chai shop -, c’est un espace entièrement consacré à une activité dont l’importance semble sous-estimée en occident : ne rien faire. Celui qui tient le chai shop connaît la plupart des passants. Toute sa production – le chai – provient d’une petite bouilloire en aluminium autour de laquelle il a rassemblé quelques bancs. 

Le chai, boisson nationale, est un thé infusé avec des épices et un peu de lait chaud, héritage de la présence britannique. Dans ce désert, le chai se boit dans une coupole et on promet qu’on trouve dans cette région les meilleurs chai shops de tout le pays. La raison : les dabelis. Dans le Gujarat, certains vendeurs de thé n’hésitent pas à proposer des pâtisseries dont le délicieux dabeli, un mélange de cacahuètes grillés et de grenade, mixés avec de la sauce chatni, du tamarin et de l’ail, le tout fourré dans un pain chaud.

En Inde, le chai est aussi souvent accompagné d’un bidî, une cigarette de tabac roulée dans une feuille séchée. Fumer le bidî marque son appartenance aux classes les plus pauvres – ce qui me valu parfois quelques regards curieux dans mon université, où seule la cigarette, quinze fois plus chère que le bidî, est socialement acceptable. 

Le bidî s’allume avec des allumettes, se tient entre trois doigts et monte vite à la tête quand il ne transforme pas la gorge en goudron. Mon voisin, qui peine à allumer le bidî avec le vent, se fait moquer par les autres oisifs et finit par courser le propriétaire du chai shop – visiblement le plus moqueur de tous – en lui jetant des allumettes sous les rires hilares des fermiers.

L’un des bergers dit mener avec ses neveux un troupeau de buffles à Virani, un village voisin. Il porte un turban, le pagdi. Chaque région indienne a son propre turban et le pagdi est celui que l’on porte dans le Gujarat et le Rajasthan, à l’ouest de l’Inde (les hommes en haut de cet article portent le fameux pagdi). Mesurant entre deux et trois mètres lorsqu’on le déroule, la couleur du pagdi peut différer en fonction de la communauté de celui qui la porte. En l’occurrence, celui du berger est rouge et signifie qu’il appartient à la communauté Kabir

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Dans un camion, Gujarat

Un rickshaw accepte de m’avancer de quelques kilomètres. En descendant, le bruit du moteur du rickshaw partant sur sa route laisse la place au silence et la chaleur du désert. J’attends un véhicule pour enfin gagner le village de Lakhpat. 

Le chant des camions indiens

Un camion pointe au bout de la longue route droite qui traverse le désert. Arrivant tranquillement à ma rencontre, le camion bariolé Tata – célèbre géant industriel Indien – a été orné de colliers de fleurs jaunes sur son pare-choc et arbore au dessus de ses deux pare-brises le nom en Hindi du propriétaire du camion. Comme tous les camions indiens, un écriteau “Horn OK Please” a été installé à l’arrière du véhicule et indique aux voitures les dépassant de faire sonner le klaxon – en Inde, un klaxon vaut mieux qu’un clignotant. 

Le son des camions – Inde

À l’intérieur, de grands coussins roses permettent de s’asseoir. En guise d’image érotique, une photographie représente une femme en sari avec un décolleté léger en haut de la poitrine. Des tissus de toutes les couleurs tapissent la cabine du camion et, pour prévenir le post militaire de notre arrivée, on fait sonner le klaxon qui diffuse une mélodie coquette au milieu du désert. Nous présentons chacun nos permis d’entrer dans la zone frontalière avec le Pakistan au soldat rongé par l’ennui, qui occupe seul sa minuscule guitoune, plantée là au milieu de l’immense désert. Au bout de la route, Lakhpat, dernier village Kutchi avant le Pakistan. 

Le village fantôme de Lakhpat

Alors que le désert s’étendait partout sur le territoire de Kutch, Lakhpat occupait il y a deux siècles un bout de terre miraculeusement fertile. Abreuvé par le cour généreux du fleuve géant de l’Indus, l’enceinte du fort de Lakhpat abritait une riche et somptueuse cité de 15 000 âmes. Les champs de rizières prospéraient tout autour du fort et le fleuve tranquille, se jetant dans la Mer d’Arabie, permettait aux bateaux de commercer avec les grandes cités du Proche Orient. La richesse de la ville, occupée par hindous, musulmans et sikhs, lui a permis d’ériger des dizaines de temples, mosquées et gurdwārā – le nom des temples sikhs. 

Puis, un soir de juin 1819, un tremblement de terre a mis fin à cette douce prospérité. Le cours de la rivière a changé, abandonnant le fort de Lakhpat et ses rizières. En quelques jours, le fleuve s’est asséché, les rizières n’étaient plus irrigables et l’accès à la mer d’Arabie s’est refermé. Les plus riches ont fui abandonnant des champs détruits et sans eau aux derniers villageois, trop pauvres pour partir. Puis le temps s’est chargé d’ensevelir la cité.

Aujourd’hui, seuls quelques irréductibles sont restés à Lakhpat, comme la famille d’Ali. De la cité mercantile et prospère de Lakhpat ne reste que ses temples et ses remparts de sept kilomètres devenus bien trop grands pour le petit coin de village occupé par ses 800 habitants. Ali, mon hôte, explique qu’à Lakhpat, personne n’est officiellement propriétaire. Aux yeux des autorités locales, tout cet espace occupé par les maisons du village est la propriété de l’État. Mais personne n’a jamais pensé à acheter le terrain sur lequel il se situe. 

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Maison abandonnée de Lakhpat

Ali regarde le soleil se coucher silencieusement sur le désert en haut du rempart. C’est très beau. Sous le mur d’enceinte, j’observe un fermier et son fils travailler un champ dans un minuscule oasis lorsqu’un couple de paons traverse la culture. L’enfant et son père se redressent, regardant silencieusement passer les deux visiteurs. 

Derrière nous, les temples aux fanions oranges – couleur de l’hindouisme – dominent la cité morte. La mosquée élève la voix – “C’est le ramadan et les gens ont faim. C’est donc la mosquée qui donne la première la prière. Après on pourra enfin manger !” sourit-il. Puis les cloches des temples hindous prennent le relais alors que les familles musulmanes démarrent le repas. Parmi les familles qui sont restées à Lakhpat, une seule est hindou, les autres musulmanes. Enfin, c’est le temple sikh – le Gurdwārā – qui termine le cycle des prières.

Une maison du village de Lakhpat

La maison d’Ali est constituée de deux pièces. Une cuisine, aux murs de laquelle sont accrochés les ustensiles de cuisine, et la pièce à vivre, où se rassemble la famille d’Ali. La famille d’Ali comprend son grand-père, un homme aux yeux bleus silencieux, son frère, aveugle et tout aussi bavard, et sa tante, qui a des yeux noires et ne s’embarrasse jamais avec les langues en me faisant de longues tirades en kutchi – la langue locale. Les hommes portent le kufi, ce petit couvre-chef blanc porté par les musulmans en mémoire du prophète Mahomet. 

Le frigo qui est dans la pièce à vivre sert d’étagère et rassemble tous les livres qui traitent de l’histoire kutchi et de la musique Urdu. Ces deux sujets passionnent le grand-père d’Ali, qui est un ancien instituteur. Au plafond, des bois de palmier soutiennent le toit en tuile. Dans la cuisine, de grands sacs de grains et de farine sont posés sur le sol en terre battue. Les gourdes en aluminium de la maison sont enveloppées dans un tricot permettant de garder le frais. Sur les murs, on a accroché les casseroles ainsi que tous les ustensiles de cuisine. 

Dans la petite cour de la maison, on trouve deux grandes jarres. L’une pour boire, l’autre pour la vaisselle, les ablutions et les toilettes. L’eau provient du puits situé devant la mosquée, qui capte la pluie lors de la mousson ; de très anciens réseaux d’irrigation permettent d’abreuver les deux champs voisins. 

Les journées à Lakhpat

Au mois de mai, le village de Lakhpat est à l’arrêt. La plupart des villageois sont pêcheurs et sont en basse saison. L’un des pêcheurs, à la sortie de la mosquée, m’explique que certains ne supportent pas l’ennui. Alors ils vont dans les villages voisins aider pour les récoltes. Mais d’autres, comme lui, préfèrent rester à la maison à l’abri de la chaleur en attendant la reprise. Nous patientons dans sa maison en faisant la sieste à l’ombre du foyer ou en profitant du ramadan pour se consacrer aussi à la lecture du Coran. 

Comme beaucoup de villageois, Ali se rend à la mosquée pour les cinq prières quotidiennes lors du ramadan. Mais parfois, il néglige celle du début d’après-midi car il fait beaucoup trop chaud dans le désert. À la fin des prières, certains villageois se rassemblent et discutent en bas des marches de la mosquée. Ils parlent en Kutchi, la langue locale (lorsque je hasarde quelques mots de hindi, langue officielle de l’État indien, les pêcheurs rient et demandent si je ne parle pas plutôt leur langue). 

Le Hindi est parlé couramment par 40% de la population. Dans les régions rurales, même si on comprend le hindi grâce à l’école et à l’industrie de Bollywood, on rechigne le plus souvent à le parler au quotidien. Pour les Kutchi, qui sont attachés à leur culture, c’est même un point d’honneur. “Notre culture est si forte qu’il y a d’ailleurs plus d’un Kutchi dans le village qui serait favorable à une autonomie de nos terres avec l’état du Gujarat”, précise Ali.

À la fin de la journée, Ali se rend au pied des contreforts du village. Il rejoint ses vieux amis pour jouer au cricket. En Inde, tout terrain vague est bon pour le cricket, le sport national. Ali a gardé l’habitude de retrouver ses amis d’enfance pour jouer. “Selon la Fédération Internationale de Cricket, il faut onze joueurs par équipe”. Nous regardons la poignée de joueurs éparpillés dans le désert. “Bon, à Lakhpat on est huit”, sourit Lakhpat. Nous devons donc courir comme des dératés pour rattraper la balle renvoyée par le batteur.

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Après la journée de travail : joueurs de cricket

Dans le village d’Ali, on trouve un coiffeur, un meunier et un petit shop. Après le match de cricket, Ali se rend dans le shop. La coupe nationale de cricket se joue et la petite épicerie, qui a la télévision du village, devient le centre social. Ce jour-là, les Delhi Dardevils jouent contre les Mumbai Indians. Les amis d’Ali sont là.

Mizha, cousine d’Ali, entre dans le shop. Elle a laissé tomber sa juparta rouge – un tissu léger qui couvre les cheveux – sur ses épaules. Elle entre dans l’épicerie et profite de récupérer sa commande auprès de l’épicier pour prendre des Ladoos – des pâtisseries aux amandes en forme de boules. En repartant elle demande des nouvelles de la famille d’Ali, puis s’en va. 

Sur le chemin de la maison, Ali salue Abbas, le berger, qui rentre les chèvres au village. À Lakhpat, chaque famille a ses chèvres pour la consommation de lait de toute la maison. La famille d’Ali possède deux chèvres, deux chevreaux et un bouc. Le soir, ils sont rassemblés dans l’arrière cours de la maison, là où se trouvent aussi les toilettes ainsi que l’abri pour se laver. 

Le soir venu, nous mangeons le repas servi par Ada, la tante d’Ali. En Inde, le repas se mange avec les doigts dans un plat en aluminium. Ce soir, nous mangeons un Locho, un plat à la vapeur à base de lentilles, d’épices et accompagné de chutney – une sauce à la menthe – et quelques oignons. Ali semble au comble du bonheur. “C’est mon plat préféré.” Selon lui, c’est le meilleur plat Gujarati, ce qui est aussi l’opinion de la chèvre et de ses deux chevreaux qui entrent dans la cuisine. Le grand-père se lève alors et, hors de lui, les chasse en levant le bâton, invectivant la petite famille de sortir. Ada rie aux éclats et Ali ajoute : “Maintenant, mon grand-père va se plaindre que l’on cuisine encore le Locho. Les chèvres viennent à chaque fois que ma tante en prépare.” Puis le grand-père se rassoit, et se plaint qu’on ait encore cuisiné le Locho, pendant qu’Ada et Ali se sourient discrètement. 

Dans les maisons indiennes, les femmes mangent à l’écart des hommes. Ada, la tante d’Ali, reste avec nous le temps du repas. Elle mange après nous, dans la cuisine, avec le petit frère d’Ali, qui est aveugle. La nuit, la maison s’endort, Ada dans la cuisine, séparée par un rideau de la pièce commune où dorment les hommes. Nous étendons de grands draps au sol et nous nous endormons tous dessus, habillés. 

Puis à cinq heures, au lever du jour, le village s’éveille pour la première prière du jour. Je marche vers la cabane située à l’arrière cours pour me laver et note combien il est difficile de repérer les crottes de chèvre dans la nuit noir. En remplissant mon pot d’eau dans la jarre, je me dis que c’est toutefois beau les étoiles dans le ciel du désert et que Mahomet avait finalement bien raison de réveiller les gens si tôt pour prier. En chemin vers la cabane pour se laver, tout en veillant à ne pas renverser l’eau de mon pot alors que deux chevreaux attaquent mes pieds, je songe que, entre jeûne et réveil très matinal, l’islam reste une religion bien exigeante. Puis, alors que j’entre dans la cabane pour me laver, je dois sortir de mes songes pour me battre contre le bouc qui souhaite jeter un coup d’œil à l’embrasure de la porte afin de comprendre ce qui peut bien se tramer chaque jour dans cette cabane pour que les Hommes s’y enferment. 

À l’issue de la prière, je quitte Ali et son village. Direction Jabalpur au centre du pays, où je suis attendu par les Dubey, une famille aisée de Brahman – la caste dominante en Inde – dans une petite ville du centre du pays. 

Portraits photographiques : village de Lakhpat

voyage Lakhpat dans une maison
Ali (portant le kufi) et son jeune frère : berceuse du jeune neveu dans le landau
voyage Lakhpat ustensiles
Ustensiles dans une cuisine
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Dans la seule épicerie du village
portrait femme Gujarat
Devant l’épicerie du village
voyage Lakhpat berger
Abbas le berger revenant au village
voyage Lakhpat remparts Gujarat
Les remparts qui entourent le village de Lakhpat
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Dessin : le village de Lakhpat

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